publicité
Culture

Pascal Auberson: «La musique nous permet de nous passer de mots»

Véronique Châtel, Journaliste - mer. 01/03/2023 - 00:00
A 70 ans, Pascal Auberson partage la scène et la lumière avec son fils, le saxophoniste César Decker: ils seront en concert au Festival de Cully (VD).
Pascal Auberson César Decker musique Cully Jazz Festival chanson
Pascal Auberson, au piano, et son fils César Decker, au saxophone: une complicité évidente. © Jean-Guy Python

Ils n’ont pas eu de mal à trouver la pose, Pascal Auberson et César Decker. Quand ça n’est pas l’un qui faisait le clown, c’est l’autre qui mimait le rebelle, se réprimandant à tour de rôle de ne pas être sérieux. «Arrête de mâcher ton chewing-gum», a grondé Pascal. «Dis-donc, tu t’es aspergé d’huile essentielle, ce matin», a relevé César, en se penchant sur son père. Assis ou debout, les corps du père et du fils se sont rencontrés sans avoir à se chercher. Leurs regards se sont ajustés au millième de seconde. Comme plus tard, les phrases musicales qui ont émergé du piano de l’un et du saxophone baryton de l’autre. La complicité entre les deux hommes est évidente. Et le souci que tout se passe bien entre eux, aussi. La bienveillance avec laquelle ils s’écoutent, le soin avec lequel ils choisissent leurs mots pour parler de l’un ou de l’autre laissent deviner qu’ils ont, tous les deux, réfléchi  à leur relation. Et qu’ils y tiennent. 

L’interview s’est déroulée en deux temps. César s’est exprimé en premier, pendant que Pascal préparait les cafés, «un court, un long?» Il a raconté son choix d’instrument: «J’ai eu le déclic en entendant un solo de saxo sur un disque de Serge Gainsbourg. Le fait que Pascal ne sache pas en jouer a aussi aidé! C’est mon oncle, Antoine Auberson, qui m’a initié.» César s’est souvenu aussi de son éveil musical quand il était enfant. «Pascal nous emmenait, mon frère et moi, dans la forêt: on faisait des rythmes en tapant sur des troncs et on chantait». — «Tu as baigné dans la musique depuis bébé, complète le père. Je revois ta mère t’allaitant dans une loge, tandis que je montais sur scène.»

Avant de quitter l’atelier — qui est situé dans le quartier du Flon à Lausanne — César a permis à son père «de boire du petit lait» (expression utilisée par Pascal, plus tard): il a reconnu, en effet, que ce dernier lui avait transmis la liberté de devenir lui-même. «Bon, ben adieu, on se revoit bientôt pour répéter», a-t-il lancé, en vissant son bonnet sur sa tête et en s’éclipsant sous le regard admiratif de son père. 

- Vous avez l’habitude de jouer ensemble, père et fils? 
En ce moment oui, puisqu’on répète ce concert pour Cully. Mais pour le plaisir aussi. Quand César passe à l’atelier, on ne peut pas s’empêcher d’attraper un instrument pour se donner la réplique. La dernière fois qu’il est venu, c’était le 31 décembre. Il s’est mis au piano, mon autre fils, Louis, a pris une guitare, moi aussi et on s’est amusé un bon moment. Il y a quelque chose de manouche dans cette famille. 

Qu’est-ce que cela apporte à votre relation père-fils de faire de la musique ensemble? 
- La musique est un langage. Elle nous permet d’être en désaccord, sans se casser la gueule ! Car c’est dur parfois, ce qui se passe entre un père et un fils. On éprouve, par moment, de part et d’autre, des sentiments partagés d’amour et d’agacement. Je le sens quand César est énervé contre moi. La musique nous permet d’évacuer l’agressivité. Pour ce concert que l’on va donner à Cully, César et moi avons été dans une sorte d’improvisation orchestrée. Il joue ma voix au saxophone. Il connaît tous les thèmes de mes mélodies par cœur, mais il va ailleurs, parce qu’il a eu une autre formation que la mienne, plus jazz. Alors, il me propose des pistes moins classiques et me pousse à aller plus loin. Impossible de me reposer sur mes lauriers avec lui. Il m’empêche de vieillir, c’est bien ! 

Dans ce concert au Cully Jazz Festival, César partage l’affiche avec vous. 
- Oui, il ne m’accompagne pas : il a une place entière. Il prend ma voix, en quelque sorte. Il interprète au saxo ce qu’habituellement, je chante. C’est assez émouvant. J’ai l’impression de lui passer le témoin. César joue avec d’autres musiciens, dans d’autres registres musicaux, mais quand on travaille ensemble, on est dans la transmission. Je lui donne et il me donne autre chose.

Quel genre de père avez-vous été? 
- Mes fils ne me voyaient pas beaucoup : j’ai fait tellement de concerts et de tournées dans ma vie… Leur mère et leurs grands-parents maternels se sont beaucoup occupés d’eux. Quand j’étais à la maison, j’avais l’esprit accaparé par la musique. Je suis un peu monomaniaque. J’envie César qui parvient, tout musicien professionnel qu’il est, à être aussi un pêcheur, un bricoleur. Moi, je ne sais rien faire d’autre que de taper sur mon piano ! J’admire aussi comment  il réussit à se rendre disponible pour ses enfants. Il a une manière de les entourer qui ne m’était pas accessible quand j’étais un jeune père. Comme mon propre père avant moi, je ne suis pas un homme de la quotidienneté. Je suis trop  monopolisé  par ce que je ressens intérieurement. Je n’ai écrit des chansons que parce que j’étais ou fou amoureux ou horriblement triste. 

- Vous êtes aussi grand-père depuis quelques années. Comment avez-vous trouvé vos marques dans ce rôle? 
- Lorsque César m’a annoncé qu’il allait avoir un enfant, j’ai éprouvé deux sentiments opposés : un bonheur absolu et de la rage. Je me suis dit : « Grand-père, moi ? Cela n’est pas possible. J’ai toujours quinze ans et demi dans ma tête. Cet enfant ne va quand même pas m’appeler grand-papa ». Je n’imaginais pas la puissance du lien grand-parent/petit-enfant. C’est un moteur génial. Vous voyez cette photo ? C’est ma petite-fille Héloïse, lorsqu’elle était bébé. J’adore son expression gouailleuse. Chaque matin, je la regarde et je puise du courage. J’ai l’impression qu’elle me dit : « Vas-y, « A Pa’ », comme elle m’appelle, donne un peu » !

- Vous avez besoin de courage, le matin? 
- J’ai mes moments sombres. Je l’ai réalisé vraiment durant la pandémie du covid. Les premiers jours de semi confinement, je me suis réjoui. J’ai fantasmé que le silence, l’arrêt des sollicitations perpétuelles, allaient enfin me permettre d’écrire mon Requiem. Puis, au bout d’une semaine, l’ivresse de ce calme s’est transformée en angoisse. Je me suis senti seul au monde et complètement démuni. A quoi bon composer de la musique s’il n’y a personne pour l’écouter ? J’ai réalisé à quel point j’avais besoin des autres. Et à quel point je n’avais pas envie de devenir un homme à la bouche qui descend parce qu’il est triste. Je ne voudrais pas montrer cela de moi à mes petits-enfants. 

- Vous allez sur vos 71 ans. Dans votre tête, vous avez quel âge? Toujours 15 ans et demi?
- Il y a toujours un décalage entre ce je pense être et ce que je suis. C’est le drame des humains. Je me sens plus jeune que je ne suis. Mes envies de faire sont intactes, mais de temps en temps, mon corps me rappelle: «Pépère, du calme, tu n’as plus quinze ans.» Quand je me regarde physiquement, je vois bien que je vieillis et que je marche vers la finitude, mais, dans ma tête, c’est une autre histoire. En revanche, l’avancée en âge m’apporte cette sensation agréable d’ouverture au monde de plus en plus grande. Je me sens plus libre, plus disponible, plus tolérant aussi. 

- Avoir été gravement malade vous a-t-il apporté quelque chose? 
- L’an dernier, j’ai connu ce que les médecins appellent le « frisson solennel ». J’ai eu très froid et je suis passé tout près de la mort. Une fois rétabli, je me suis promis que, plus jamais, je ne me lèverais le matin en râlant. Plus jamais, je ne m’exclamerais, « Quelle merde, la vie. » J’ai vraiment pris conscience, que respirer tenait du miracle. Je ne suis pas mort, d’ailleurs, je remercie la médecine, mais, désormais, je me sais mortel. 

- Comment entretenez-vous votre voix, qui traverse si bien les décennies? 
- Je me souviens d’une conversation avec Maurane, ma feue amie, que j’ai reçue dans mon atelier, six mois avant sa mort. Elle disait : « Quand la voix commence à avoir des problèmes, c’est que ton âme en a aussi, car la voix est la vibration de l’âme. » Elle avait raison. On ne peut pas tricher avec sa voix. C’est une émanation de soi très profonde. Alors, j’essaie d’être au clair avec qui je suis. Je l’entraîne aussi, je fais trois heures de rythme et de vocal par jour. Ma hantise serait d’avoir la voix qui tremble. (Et Auberson de se lancer dans l’imitation d’un chanteur à la voix chevrotante).

publicité

En rentrant en Suisse, j’ai perdu des choses, mais j’ai aussi agrandi mon terrain de jeux”

Pascal Auberson

- Qu’est-ce qui vous inspire d’un spectacle à l’autre? 
- De relever la barre toujours plus haut. Je n’ai plus le trac de monter sur scène. Plus du tout ! Le fait qu’on m’aime ou qu’on ne m’aime pas n’est plus le problème. Ce qui me donne le trac, c’est de ne pas réussir à atteindre l’objectif que je me suis fixé. Certaines fois, je le sens tout de suite, je ne parviens pas à atteindre la barre et je me déçois. Le public ne s’en rend pas compte. Et il a beau applaudir à tout rompre, je reste insatisfait. Je pense que c’est cette exigence d’oser des trucs nouveaux qui me tient debout. Ma hantise, actuellement, est de faire le spectacle de trop. 

- De trop? Que voulez-vous dire? 
- A mon âge, je suis devenu quelqu’un de très sollicité. C’est telle pianiste qui veut organiser un concert avec moi, tel chanteur qui a fini à la troisième place à l’Eurovision de la chanson qui aimerait reprendre l’une de mes chansons et la chanter sur scène avec moi, tel écrivain et scénariste qui a envie de créer un opéra avec moi, c’est même Manuella Maury, avec qui je corresponds depuis deux ans et qui aimerait qu’on monte un spectacle… J’ai l’impression d’avoir semé des graines et de ramasser ce qu’elles produisent aujourd’hui. C’est valorisant. Pour autant, je n’oublie pas cette phrase de Jean Tinguely, qui a beaucoup compté pour moi et qui, lui aussi, voulait monter un opéra avec moi, et m’a dit un jour : « Fais gaffe au succès. » 

- C’est parce que vous l’avez entendue, cette phrase, que vous êtes rentré à Lausanne après avoir ravi Paris au début de votre carrière? 
- Je suis rentré parce que j’étais tombé fou amoureux d’une danseuse, Diane Decker, la mère de Louis et de César. Et aussi, parce que je commençais à me répéter. A refaire la même chose, à chanter les mêmes chansons. J’ai adoré cette période parisienne. Connaître le succès à 25 ans, entendre le public de l’Olympia crier : « Pascal, une autre, une autre », c’est fantastique. Mais Diane m’a ouvert le monde de la danse contemporaine… Je me souviens de Eddie Barclay me téléphonant et me demandant : « Vous faites, quoi ? Du tuba ? Mais ça ne va pas ? Vous êtes assis sur un tas d’or et vous rentrez en Suisse pour faire du tuba ! » 

- Vous ne l’avez pas regretté? 
- Je suis un rebelle ! Donc, tôt ou tard, j’aurais eu envie de faire un pas de côté. Au début, cela a été dur. Soudain, plus personne ne m’a appelé. Mais cela m’a permis d’entreprendre d’autres aventures musicales, notamment de jouer avec un big band une expérience extraordinaire. En rentrant en Suisse, j’ai perdu des choses, mais j’ai aussi agrandi mon terrain de jeux. Je ne regrette rien. 

- Vous aimez encore chanter vos tubes du début, comme Jamaïca
- Les gens me les réclament. Car les chansons les ramènent à leur jeunesse. L’autre soir, après un spectacle, deux vieux — ils avaient mon âge ! — se sont approchés de moi, main dans la main, pour me demander de leur chanter Scène noire. J’ai accepté, mais j’ai voulu qu’ils me racontent pourquoi. Ils m’ont avoué que la première fois qu’ils s’étaient aimés, c’était sur cette chanson. 

- Vos petits-enfants montrent-ils des signes de vocation musicale?
- Héloïse, 4 ans aujourd’hui, oui. Récemment, son père et moi avons joué ensemble sur scène et, au moment des saluts, je lui ai proposé de venir nous rejoindre. Je l’ai prise dans mes bras et, à la fin des applaudissements, elle a posé ses deux yeux bleus dans les miens et m’a déclaré : « A’ Pa », c’est ce que je veux faire.» Cela m’a fait un effet… Peut-être qu’elle sera vétérinaire plus tard, il ne faut pas enfermer les enfants dans un projet, mais j’ai senti chez elle une petite voix qui s’exclamait: «C’est bon l’écurie, quand même!»

En lecture
Pascal Auberson: «La musique nous permet de nous passer de mots»
publicité